- Publisher: Broché
- Editeur : L'Escampette
- Format : 14x21cm
- ISBN: 978-235608-108-7
Depuis une quinzaine d’années, Karen Dutrech se trouve amenée à recueillir et soigner des moineaux, des étourneaux, des martinets. Une relation se noue entre chacun de ces oiseaux en convalescence et celle qui le soigne, jusqu’à la douleur pour celle-ci de voir son protégé, au bout de quelques mois, s’envoler guéri.
Dotée d’une merveilleuse empathie pour ces petits êtres restés sauvages parmi les hommes, elle découvre chez chacun un caractère original et parvient à traduire leur singulière et radieuse présence.
Quelques extraits
(extrait du préambule)
Supprimer les oiseaux de ma vie, écrit John Burroughs, reviendrait à émonder autant de branches de l’arbre : le feuillage ne pourrait plus absorber suffisamment de soleil et mes pensées ne seraient plus en contact avec les courants vitaux. Comme ce fut le cas pour le naturaliste américain, les oiseaux m’ont bel et bien arrachée à l’exil pour me guider vers le logis, ce coin de terre intérieure ouvert à la pluie, aux rayons du soleil, à la course du lièvre et au vol des oiseaux, offert à la morsure du vent et au reflux des vagues, à la danse du tonnerre et à la toile d’araignée.
La rencontre
C’est en me trompant de chemin, à l’intérieur du dédale d’un monastère, que je t’ai trouvée. À Ottaviano, au pied du Vésuve, au large de Naples où j’effectue des recherches pour mon doctorat. Le monastère des Carmélitaines est un vrai labyrinthe et, à la recherche des toilettes, j’ai poussé la mauvaise porte donnant sur la cour… ou plutôt j’ai ouvert la bonne porte !
Celle de l’oiseau.
Dans ma main tu te tiens coite, frémis à peine.
Sensation poignante de tenir un cœur dans la paume de la main…
(…)
La rencontre avec un nouvel oiseau éveille toujours des émotions proches d’une rencontre amoureuse : une sorte de trac, la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir l’aider, l’envie d’être acceptée – condition sine qua non d’un « sauvetage ».
Déterminantes se révèlent les premières heures, sorte de moment de vérité où nous nous jaugeons mutuellement, entre tentatives d’approche, prudence, réserve ou abandon. Elles ne présagent en rien de la suite tant l’état de faiblesse de l’oiseau, et par conséquent sa dépendance aux soins de l’homme, le contraignent. Par la suite, dès les premières forces retrouvées, il est délicieux d’assister à l’éclosion du tempérament propre à chacun d’eux, traits de caractère qui s’affirment avec le temps.
Le trac s’empare à nouveau de moi dès le premier contact avec toi que j’ai choisi d’appeler Carmelina, en raison de ta double origine napolitaine et carmélite (ta famille a élu domicile chez les religieuses du Carmel).
La délicate confiance que tu m’accordes immédiatement m’émerveille. Un abandon aux soins désarmant qui m’emplit d’un sentiment de profonde reconnaissance.
À la bibliothèque
Les recherches que je mène à Naples exigent de longues sessions de travail en archives, en bibliothèque et dans les bureaux de la surintendance. Je ne peux te laisser seule plus d’une heure en raison de la fréquence des prises alimentaires.
Aux archives de l’une des principales bibliothèques de la ville, la bibliothécaire t’attend chaque jour avec impatience et tendresse. Dès qu’elle le peut, elle assiste aux séances de nourrissage, me réservant un coin à l’abri des regards où me réfugier en cas d’affluence dans la salle d’étude. Chacun de tes faits et gestes nourrit la trame des histoires qu’elle raconte chaque soir à ses enfants pour les accompagner dans le sommeil. Une épopée fantastique dont tu es la valeureuse héroïne.
Ta présence à mes côtés dépoussière l’atmosphère des lieux et des milliers de feuillets que je compulse. De l’immersion dans le passé de la ville, tu me maintiens à la surface par ton urgence à dévorer l’instant. Du plongeon dans l’histoire de la peinture, je suis extraite au son de tempétueux et autoritaires tshiiiipp sonnant l’heure de ton repas.
C’est toi qui tires les fils de ma réflexion, toi qui donnes vie aux parchemins, toi qui allèges les prises de notes et stimules les lectures en m’invitant à observer les nuances de tes mimiques par la simple réalité de ta présence.
Le voyage en train
À la fin de mon séjour à Naples, tu n’es pas encore prête à rejoindre les tiens et tu t’embarques avec moi pour Toulouse. Vingt-quatre heures sur les rails. Durant le trajet Naples-Gênes, la contrôleuse est captivée par ta présence. Elle appelle ses collègues pour te présenter, tous accourent. Il règne un joyeux raffut dans le compartiment. Certains te prennent en photo, tous s’étonnent et admirent ta familiarité et ton intelligence. Une véritable célébration.
Autre pays, autres mœurs, sur la portion Nice-Toulouse, l’émerveillement n’a plus cours. Il fait place, chez le contrôleur français, à une royale indifférence. Le visage sévère, l’employé m’informe que j’aurais dû m’acquitter d’un billet de train pour toi. « Je pourrais vous mettre une amende ». La bronca générée chez mes voisines de compartiment par son attitude hostile a finalement raison de son entêtement.
Au café
Tu m’accompagnes au café où j’aime m’installer en terrasse pour lire et écrire. Tu prends vite tes marques dans ces moments passés au contact du monde. Tu y établis ton circuit, dessines la carte de ton territoire. La première étape consiste à t’abriter sous mon cou, posée entre les plis du foulard jaune (ton préféré) qui te sert de « poche de kangourou ». Couchée, la tête suivant le mouvement des passants, protégée des prédateurs par mon menton qui te tient à l’ombre. Puis tu te détaches un peu de l’obscurité pour goûter au soleil, t’imprégner de lumière. Tu te mets alors à chuchoter quelques notes, un doux murmure empreint de nostalgie que tu assortis d’une posture grave et songeuse, tel un fado. Une tonalité veloutée et délicate, des modulations parfois proches d’une conversation.
(…) Ta dose de soleil bue, après avoir fait du regard le tour de l’environnement et t’être assurée que tout est bien à sa place, tu t’aventures sur le pli de mon coude, jette un œil sur ce que je suis en train de lire, dépose une petite fiente sur la page en cours, enfin sautilles sur la table, slalomant entre les feuillets épars et ta mini-assiette remplie de croquettes.
Perchée sur tes pattes, délicates mais fermes, effilées, tu étires ton corps jusqu’à l’extrême pointe de ton bec, cou tendu laissant sourdre les vaisseaux bleus de ton poitrail au duvet clairsemé; l’œil rond, démesurément ouvert, tu scrutes puis replies tes pattes et tournes, retournes et tournes à nouveau, penches ton cou à droite, à gauche, découpant l’entour de tes yeux par de vifs haussements de tête.
Silencieuse sur mon avant-bras qui trace des lignes, une patte à peine agrippée, l’autre posée, dépliée, ton regard virevolte. Avant de t’élancer prestement sur mon épaule.
Un de ces jours où je me trouve à la terrasse d’un café pour lire et écrire, un jeune homme s’éloigne de sa bande pour s’approcher de nous et te considérer. Ta vue semble vivifier son regard triste, ranimer une étincelle.
« Bonjour, moi c’est Ahmed, comment s’appelle-t-il ? demande-t-il en te désignant.
– Carmelina, c’est une demoiselle. »
Il te salue avec égard, te contemple durant cinq minutes, sans mot dire, tandis que tu picores les croquettes sur la table avant de reprendre ta place de sentinelle sur mon foulard, au creux de mon cou.
« Vous, vous aurez fait quelque chose dans votre vie », déclare soudain Ahmed d’une voix claire, fixant son regard franc dans le mien, avant de s’éloigner, un sourire aux lèvres, la démarche presque chancelante, bouleversé par la rencontre qu’il vient de faire.
Le voilà, grâce à toi, converti aux oiseaux.
Intimité
Lorsque tu es plongée dans mes cheveux, forêt dont tu es désormais propriétaire, si mes doigts se hasardent à venir t’y chercher, c’est à leurs risques et périls : la pointe de ton bec se tient prompte à dégainer. Tu fais parfois de mon bras un toboggan, tes griffes transformées en planche de surf, et tu adores dégringoler ainsi de l’épaule aux poignets en de facétieux andati e ritorno .
Je suis ton arbre, sur lequel tu vadrouilles, t’agrippes, tambourines, expérimentes, t’aventures, farfouilles à ton aise. Les épaules et les bras sont des branches que tu affectionnes, les cheveux ont ta préférence quand tu souhaites demeurer tranquille sans être importunée, ma chevelure transformée en ta « chambre à toi ». Géniale opportuniste, tu trouves en moi tous les lieux dont tu as besoin, me faisant arbre, sable, grotte, eau, bois, ruisseau, au gré de tes envies. Chaque recoin de mon corps est pour toi un nid potentiel où tu sais te créer une forme d’accueil. C’est toi qui me fais hospitalière, me donnant le sens de l’hospitalité.
La séparation
À la page du six septembre de l’agenda, jour de ton envol, une phrase de Julien Gracq : « Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler ».
Il y a ton regard à toi, Carmelina, il y a le regard des moineaux, pour le contempler et s’y ébrouer, s’y abreuver.
Ce matin je n’ai pas vu tes ailes s’ouvrir, ta petite tête se levant dans le jour, t’étirant longuement une aile, puis l’autre, prenant le temps de te réveiller, de considérer les alentours avant de bondir prestement sur mon épaule.
La chaussette sur laquelle tu dormais et ta cage restent pleines de ton odeur dont je suis si gourmande et qui me nourrit. Cette odeur si caractéristique des petits oiseaux et qui m’emplit toujours de bonheur.
(…)
Je crois que c’est la première fois de ma vie que je ne ressentais plus de sentiment d’incomplétude. Il y avait toi près de moi et c’était tout.
Et je sais que tu ne me laisserais pas m’appesantir sur le chagrin du souvenir, tu viendrais là, entre mes doigts, me rappelant ta présence galopine et malicieuse.
Tyrannique et rebelle, tu viendrais m’empêcher de tomber dans le noir.
Ta présence je dois la célébrer dans le souvenir et non t’attacher à ma peine.
Amuse-toi jusqu’à plus soif, et sois joie.
Souverainement libre.