Le crépuscule des vainqueurs peint de l’intérieur, avec un humour féroce, la folie de notre système mondialisé, capitalistique et financier. Il décrit aussi le consumérisme mimétique, l’emprise des marques et le rôle du numérique dans les interactions humaines.
Sa sortie en librairie (initialement prévue le 20 mars 2020) ayant été retardée au 5 juin du fait du confinement lié au Covid-19, la lecture de ce remarquable premier roman n’en prend désormais que plus de sens et de force, tant il donne à réfléchir sur les limites d’une logique économique dont l’épidémie mondiale a commencé d’ébranler les fondements.
Les premiers lecteurs/lectrices ne s’y sont pas trompés qui n’ont pas hésité à écrire : « Formidable ! Quelle fabuleuse faculté d’analyse de notre société ( enfin… celle d’hier ?), de son langage (à mourir de rire) et, bien sûr, quelle prémonition dans la période actuelle !! Bravo à vous, à l’Escampette, d’avoir su découvrir cet auteur, son talent… »
Histoire d’amour et de pouvoir où chacun cherche à survivre dans une société en mutation, au bord de l’explosion sociale, le roman met en scène Philémon Klein, célibataire et cadre de la BPCI, multinationale dont la branche française est dirigée à La Défense par Casimir, un patron faussement amical mais franchement sans scrupule, et Charlotte Hendrix, une jeune femme à l’esprit libertaire qui a répondu à une annonce pour un casting et se retrouve propulsée à 28 ans, sous un nouveau nom, à la présidence mondiale (et fictive) de la BPCI. Dotée d’un assistant très fashion, spirituel et cynique, elle est présentée par ses puissants et invisibles employeurs comme la nouvelle « princesse de la fintech », comme une « icône moderne de la finance ». Tous deux se retrouvent au cœur d’une arnaque capitaliste aux dimensions planétaires, sur fond de violente crise sociétale où s’affrontent, entre autres, véganes et agriculteurs.
Présentation du livre dans l’émission de Philippe Lefait, Des mots de minuit, sur CultureBox (France TV) : y sont évoqués L’Escampette, 30 ans d’édition, Montmorillon, et LE CRÉPUSCULE DES VAINQUEURS.
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Quelques extraits :
(page 21)
Casimir n’avait rien d’un monstre gentil et son bureau à moquette rouge pompier était loin d’être le paradis. Dénué de pois, il était en revanche obèse et orange, comme dans L’Île aux enfants, émission télévisée qui enchanta la génération X. Il adorait maltraiter les assistantes, reluquer le cul des filles en marmonnant des commentaires dégueulasses, toiser les employés du bas de l’échelle, humilier les cadres à potentiel en public, tripoter avec condescendance l’épaule de ses collaborateurs les plus dévoués, traiter de connards tous ceux qui n’étaient pas lui. Mou, gras de la main, il pratiquait merveilleusement le chantage et la menace, exerçait avec brio et amusement un management par la terreur, crucifiait les infidèles en les faisant saigner à mort, offrait de substantielles promotions aux lopettes et autres flagorneurs. Excellent tacticien, doté d’un cerveau reptilien de Tyrannosaurus Rex, il citait Sun Tzu à tout bout de champ en agitant ses petits bras.
(page 27)
Le reste de l’entrevue ne dura pas plus de dix minutes. Contre toute attente, Casimir se montra jovial et chaleureux, félicita de nouveau Philémon pour la qualité de son travail, lui rappela à quel point il était important dans son dispositif, à quel point il comptait sur lui pour atteindre les objectifs ambitieux de sa direction, à quel point il était unique, et ses semblables médiocres. Il conclut par un flot court mais compact de bruits et de mots, puis le raccompagna avec condescendance et autorité vers la porte de la vaste pièce d’angle au mobilier de bois foncé. Bureau qui faisait aussi office de salle de prière, confessionnal, autel sacrificiel, dojo, salle d’opération, ring de catch dans la boue pour les filles. Les mots objectifs, évaluation, équipe, challenge, agilité, innovation, talent, compétence, sémantique usuelle de l’entreprise moderne et performante, furent prononcés quatre ou cinq fois, signe d’un feedback positif exécuté dans les règles de l’art. Le petit jeu favori de Casimir était de prendre systématiquement ses visiteurs à contrepied.
Aucun cumulonimbus en vue prédictif d’un orage managérial, aucun tremblement dans le couloir potentiellement annonciateur d’un tsunami réorganisationnel. L’horizon était aussi dégagé et calme qu’une plage de Thaïlande un 26 décembre 2004, juste avant la vague haute comme un immeuble de dix étages qui pulvérisa son décor de rêve en carton-pâte, ainsi que tous ses habitants, autochtones, touristes, cocotiers, rascasses volantes, varans malais, scolopendres géantes et autres animaux endémiques. Comme un neurotoxique organophosphoré s’attaquant à son influx nerveux, un stress diffus commençait à se répandre dans le corps de Phil, accompagné d’une légère oppression thoracique. Sa respiration devint pénible. Il entendit un léger craquement en déglutissant, comme on tord une aile de poulet trop cuite. La période d’été était généralement propice à la fomentation du vaste complot visant à élaborer la réorganisation de septembre. Il avait appris à décrypter Casimir, le couperet allait bientôt tomber.
(page 56 – recrutement de Charlotte Hendrix)
Transférée dans une vaste suite dotée d’un lit à baldaquin aux montants torsadés, modèle king size, pourvu d’une voilure de satin jaune, d’une grande salle de bains aux dalles de marbre extraites d’une carrière de l’Alentejo, d’une cheminée de style néo-grec incrustée dans chaque flanc d’un buste de femme en toge et surmontée du portrait d’un noble local, une huile sur toile de l’école anglaise datant du XVIIIe, elle avait vu son statut évoluer à partir du quatrième jour. Elle avait vécu cette expérience de sur-classement, accordé par une autorité invisible, sans aucune explication, comme une récompense, un encouragement. Ce n’est qu’à la fin de la cinquième série d’épreuves qu’elle fut de nouveau reçue par l’homme en blanc. Elle s’était fait une idée plutôt floue de ce qui l’attendait, mais pour la première fois de sa vie elle était chargée d’une énergie infinie et désespérée, un besoin dévorant, irrationnel de vaincre, de remporter enfin un trophée qui ne serait pas usurpé. Gagnée par une détermination nouvelle et sans limites, elle voulait ce job. Quitte à abandonner tous ses rêves, à échanger dix ou vingt ans de sa vie. Elle voulait ce job. Quitte à buter les autres concurrentes à coup de pelle, à les brûler vives au chalumeau, à leur trancher la gorge au cutter, à les peler une par une à l’épluche-légumes. Elle voulait ce job. Quitte à baiser l’homme en blanc et tous les membres du jury jusqu’à ce que leurs couilles ressemblent à de vieilles figues desséchées. Elle voulait ce putain de job. Et pour la première fois d’une existence qu’elle jugeait relativement merdique, rien n’aurait pu la faire dévier de sa trajectoire. Comme dans un tournoi du grand chelem, les candidates passèrent de 32 à 16, de 8 à 4, de 4 à 2. Puis vint l’entretien final.
(page 88)
« Vous avez lu le nouveau Jeff Bezos ? Dans son dernier livre, Amazon livre aussi à Eboli , c’est un bon titre, n’est-ce pas ? il explique comment, grâce à sa capacité logistique incroyablement avancée, il va anéantir le commerce de proximité et rendre les populations les plus reculées totalement dépendantes de ses livraisons-minute. Par exemple avec un simple bouton connecté directement à la flotte de drones du groupe, un Indien d’Amazonie, vous voyez le parallèle, c’est marrant, Amazon-Amazonie (rires spontanés du côté gauche et forcés du côté droit), eh bien, il pourra commander une pizza ou un pack de yaourts, le tout livré en trente minutes dans un module chauffant ou réfrigérant, en fonction des produits transportés et de la probabilité de consommation immédiate calculée par intelligence artificielle. En pleine forêt primaire. Vous imaginez? Au milieu de nulle part, chez des populations… enfin, qui ne sont pas très civilisées, quoi, vous voyez ce que je veux dire. Aucun risque sanitaire, plus besoin de réfrigérateur ou de four micro-ondes, la technologie au service du progrès de l’humanité, en un clic. Je vais même vous dire un secret. Une très bonne amie qui travaille là-bas, bien placée, m’a confié que leur patron avait exigé du gouvernement américain un couloir aérien. En contrepartie, il aurait discrètement passé un accord avec l’armée. Si un jour la population devient hostile, le drone pourra être militarisé sur ordre et exécuter des missions de reconnaissance, voire plus. C’est fou, non ? Ce type est vraiment un visionnaire et une intarissable source d’inspiration.»
(page 117)
Phil attrapa sa sacoche et en extirpa les documents classés confidentiels. Sur la première feuille, quelques idées simples étayées par des schémas et illustrations étonnamment complexes évoquaient un projet nommé Freyja 2.0 Reloaded démarrant par la phrase : « Pourquoi et comment l’entreprise doit préparer son explosion cambrienne ». Le reste du document était écrit dans un charabia ésotérique, une novlangue peu compréhensible comme seules les firmes multinationales, les hommes politiques chevronnés ou les notices Ikea savent en produire. Il était question d’une réunion confidentielle au Park Hyatt de Tokyo, des grandes lignes de la prochaine conférence de presse de Bérénice Night, d’un programme massif de restructuration des actifs en crypto-actifs accompagné du lancement d’une crypto-monnaie révolutionnaire, d’un vaste plan visant à vendre à découvert des montagnes de titres mais on ne savait pas vraiment lesquels, de la suppression de 95 % des postes de cadres intermédiaires et supérieurs afin de délester l’entreprise d’une masse salariale devenue au fil du temps un peu trop encombrante.
(page 142)
« Putain, je savais que cette planète était malade mais là…
– Que se passe-t-il ? répondit Phil plus curieux qu’inquiet.
– Des émeutes dans le 2e et le 3e arrondissements.
– Quel genre ? Des altermondialistes ? Des étudiants ? Un nouveau mai 68 ?
– Non, différent. Pire, je dirais. Des associations de chasseurs et d’éleveurs se sont regroupées et sont en train d’incendier une vingtaine de restaurants Vegan dans le centre de Paris, avec des pancartes « bobos coupables = brûlons les criminels ». Ils ont balancé des bâtons de dynamite agricole et des bombes incendiaires fabriquées avec de l’engrais et du fuel dans les vitrines, pendant que les gens déjeunaient. Il y a des morts et des dizaines de blessés graves, brûlés vifs. C’est en représailles à l’attentat de cette nuit. Ils ont débarqué en fin de matinée sur des tracteurs, armés de fourches et de fusils de chasse. Ils ont monté des barricades avec des carcasses de bovins. Du coup, les militants vegan sont sortis en masse dans la rue et des affrontements très violents sont en cours. Des groupuscules d’extrême-gauche ont rejoint les vegan et ceux d’extrême-droite le rang des agriculteurs. Cette fois, ça n’est pas le peuple émancipé contre le gouvernement liberticide, c’est plus basique et plus dangereux aussi. Les citadins contre les ruraux, les nantis contre les déclassés. Les premiers payent les aides sociales des seconds, mais les seconds sont exclus du système par les premiers. Je crois que mai 68, c’était du pipi de chat à côté de ce qui est en train de démarrer. »