« Éditer aujourd’hui a quelque chose de grisant et ingrat à la fois. Même de taille modeste, l’éditeur est bombardé à la vitesse du numérique par un nombre ahurissant de manuscrits qui empruntaient naguère, en rangs moins serrés, la voie incertaine et plus lente des postes. La plupart, hélas, ne le concernent pas, parlent d’autre chose, parfois de rien. En constatant chaque jour combien est répandue la passion d’être reconnu comme écrivain, et combien elle a de chances d’être déçue, il est parfois saisi de doute sur la mission qu’il s’est donnée.
Mais lorsque lui arrive par courrier, courriel ou rencontre de hasard, un texte inespéré, il pense au poète persan disant au voyageur étranger qui s’émerveillait de leur amitié naissante : « C’est le Très-Haut qui veut qu’à travers la mer d’éternité une perle tombe entre les mains du plongeur. »
L’Ombre des hommes est l’une de ces perles qui consolent de bien des lectures infructueuses. Et pourtant Marc Pellacœur n’a rien d’un poète persan. Il est mécanicien et joueur de poker. Ces deux métiers éclairent d’ailleurs son écriture : il travaille la mécanique de la langue et il prend des risques. C’est donc un écrivain.
Bien sûr, la « petite musique » et l’audace ne suffisent pas à faire un grand roman, il y faut l’humanité. Elle prend chez Pellacœur la forme paradoxale d’une profonde empathie associée à une absence totale d’illusions. Le milieu où se déroule l’histoire, celui de la pègre de province qu’il connaît bien, n’est pas le sujet. Ce qui l’intéresse, c’est la nature humaine dans sa complexité, c’est explorer la lâcheté commune et le cynisme tranquille, la vanité ou la crédulité mais aussi l’amour sans calcul ou la noblesse de cœur. Le monde interlope n’est pour lui que la métaphore transparente de « l’honnête ».
Dans ce récit construit comme une tragédie antique, on suit, fasciné, la marche inéluctable vers le destin que trace à chacun son esprit de lucre, la violence de son désir ou son sens de la justice.
C’est aussi pour son regard sur le monde contemporain que j’ai publié ce livre, qu’on pourrait définir comme une fiction actualisant les idées de Debord sur la société de spectacle ou sur le refus du travail, et pour son humour à facettes, du burlesque à l’ironie, au service d’une profonde satire sociale.
Bref, j’ai publié Pellacœur pour faire découvrir, sous la couverture d’une maison où le rêve de littérature n’est pas mort, un conteur et un styliste, un grinçant profond, un moraliste sombre et drôle. Pour en quelque sorte rapporter cette perle-là, rare et dure, à la surface. »
Vincent Jacq
Extraits :
Les héros, il y en a parfois, des gens qui un beau jour disent non, pour aller à la mort bien souvent, mais alors y aller en gloire. D’eux la plupart il ne reste dans les temps pas plus que le lointain écho d’une liberté, enfin une, décidée rien de moins que de s’opposer au monde quand il va mal ou devient fou, mais c’est sans importance, ils ont vécu hommes, vraiment, pas moutons. Ils vont au néant comme les autres, oubliés plus vite encore, mais au moins ont-ils sur une pichenette de l’histoire grande ou petite rebondi de volonté et de vertu pour le temps d’une vie, d’un jour, d’une heure, atteindre à un sublime qui sauve la race humaine, elle en a bien besoin.
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Quand on est entrés une nouvelle fois dans l’Éclipse silencieuse comme un cimetière, ça nous a tout de même fait drôle. Plus que les invraisemblables scies qu’on a fait jouer à longueur de nuits là-dedans, c’est plutôt la musique de la vie qui nous est revenue pleine tête quand on a poussé la porte, nos refrains à nous du temps passé qu’une gentille complaisance nous a ramenés au fond de l’âme et nous a fait fredonner.
On a même dansé, sans musique, sans rien, sur la piste, comme ça, à la vie qui passe.
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Les héros, les vertueux, les cimetières en sont pleins. Les criminels et les cavettes aussi, d’accord, mais arrivés aux pissenlits ceux-là en général après les premiers tout de même.
À dix-neuf ans la petite Jeanne est morte, à plus de cinquante-cinq Hitler, plus de soixante-dix Pol Pot, Staline. Il n’y a pas de justice dans ce monde, et ce n’est pas une blague. Les coupables depuis les temps n’ont même pas eu leur milliardième de milliardième de puni et encore moins de jugé. N’importe quel livre d’histoire de niveau élémentaire le hurle, il suffit d’y écouter les cris en tournant les pages.
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On a tous déjà vu des joueurs de baballe en goguette après match, des joueurs de belote perfusés gros rouge en dispute sur un mille, c’est cruel comme vision de l’humain, très en dessous du guerrier, mais on y trouve encore un petit quelque chose à récupérer, une humanité certes un peu gluante, très risquée à contrarier, mais qui nous les rend, ces gens, vus de loin, encore acceptables. Chez le télocheur, rien. Il est cuit celui-là, définitivement perdu. Lobotomisé. L’Individu en phase terminale. Produit fini de civilisation en queue de poisson. Des milliards de morts et de drames sans nom pour en arriver à lui. On peut parler d’un échec.
Un Cro-Magnon dans Lascaux devant ses aurochs se tient d’âme mille fois mieux qu’un neuneu devant sa téloche. (…)
Au Moyen-Âge, n’importe qui pris avec une téloche aurait été mis immédiatement au feu avec son engin, l’époque ne plaisantait pas avec les magies et surtout savait les reconnaître. De nos jours, on ne s’étonne pas, ou pour le contraire. « Vous n’avez pas de télévision chez vous ? », « Non. », « Ah bon ! », alors que la Machine, c’est techniquement la puissance d’un dieu et intellectuellement celle d’un âne, largement de quoi s’ébaubir, que si on était lucide l’arrivée des martiens à côté ferait anecdote.
Enfin, j’y étais bien aussi, moi, devant la Boîte, obligé. Pour s’opposer aux hommes, au monde, il m’aurait fallu une force pour laquelle je n’avais pas la charpente et encore moins la vertu.
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Je ne l’ai plus vue après ce mariage, et je ne m’en inquiète pas, elle me survivra, elle est solide et il paraît que la sexualité conserve, mais il n’est pas possible qu’elle ait été plus belle que ce jour-là. Préparée par les dieux, par personne d’autre, elle avait les harmonies montées comme dans une essence de grec, mais pas statue elle, tout à fait vivante plutôt, réunion dans l’humain d’une esthétique du détail et du tout qui réussissait même, je suis obligé de l’admettre, à dépasser le libidinal pour aller là-haut, les hauteurs, offrir une caresse à l’âme telle qu’après mourir n’est plus pareil.